vendredi 21 novembre 2008

Fermer les yeux.


Dans une autre vie, j'aurais été ébéniste. J'aurais guetté l'heure bleue, et les hirondelles du printemps, et les instants absurdes, j'aurais guetté la folie, et je l'aurais enfermée dans une boîte, une chambre noire, du papier glacé, un album, j'aurais créé des souvenirs en battant des cils, comme un léger souffle emporte la neige. J'aurais eu des filles, sept, blondes, belles, espiègles et anticapitalistes. On leur aurait uniquement parlé espéranto. On leur aurait appris à applaudir quand le soleil se lève et se couche. J'aurais apprivoisé un écureuil, et un chien, pour lui apprendre à dire Aladjilapidakoundaramedabar. Dans une autre vie. J'aurais eu une roulotte totalement folle, une caverne d'Ali Baba sur roue, un château Ambulant sans ailes. J'aurais mangé mon riz avec les doigts, emprisonné les sourires et les rires dans ma mémoire, fuit la furtivité des flammes. J'aurais recherché uniquement la mer, la solitude de la mer. J'aurais combattu évidemment cette peur en nous, j'aurais tellement mieux comblé les brèches, n'importe comment mais avec de la vie. J'aurais eu des colonies de chats, partout partout. J'aurais été la reine du cookie. J'aurais eu un talent fou pour tout ce qui est créativité manuelle, dessin, peinture, aquarelle, écriture, couture, bricolage... Fou. Feu. Il y aurait toujours, tous les jours, eu dans ma maison des roses, et bien d'autres fleurs. J'aurais eu l'impulsivité de partir, sur un coup de tête, partir danser à Londres, Venise, Berlin, Ljublijana, Stockolm, Moscou, Budapest, Constantinople, Bogota, La Paz, Buenos Aires, et bien ailleurs Gangzhou, Djibouti, Chichen Etza, Alger, Camberra, la liste est incomplète. J'aurais eu un petit commerce adorable, un café-libraire-fleuriste qui donne sur la mer déchaînée, avec des clients qui caressent les livres avec douceur. Et il y aurait eu pour les spéciaux, ceux qui sont sincères et muets, qui savent rire avec les yeux et ignorent comment se relever, il y aurait eu pour ces gens hors-du-commun, d'une patience sans bornes, d'une agilité, d'une finesse, d'un désordre, d'une compréhension sans mots, rien que pour eux, une petite cave au sous-sol, où j'aurais vendu des bijoux de ma création, des folies de verre et de plume, de pierres précieuses et de fleurs sauvages. Je dis vendu, mais peut-être même aurait-ce été donné. J'aurais su me lever avant le soleil pour marcher sur le sable, dans la mer, j'aurais su ne jamais être fatiguée, de cette morosité qui colle à la peau, mais fatiguée plutôt de cette énergie qui déborde, j'aurais su être une poésie. Dans une autre vie, j'aurais existé.